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Les chroniques polars et bédé        de Claude Le Nocher - ABC POLAR

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Franz Bartelt : Hôtel du Grand Cerf (Éd.Seuil, 2017)

Franz Bartelt : Hôtel du Grand Cerf (Éd.Seuil, 2017)

Reugny est une petite ville belge frontalière de la France, dans les Ardennes, non loin de Bouillon et de Dinant. En cette année 2000, elle compte un petit millier d’habitants. Si Reugny eut certains attraits touristiques par le passé, c’est plutôt une bourgade endormie. Néanmoins, Thérèse vivote grâce à son Hôtel du Grand Cerf. Elle a pris la suite de sa mère Léontine, quatre-vingt-six ans, et espère que sa fille Anne-Sophie, vingt ans, reprendra le flambeau – ce qui est fort improbable. Toute l’équipe de tournage d’un film logea à l’Hôtel du Grand Cerf, quarante ans plus tôt, souvenir mémorable pour Reugny. D’autant plus que l’issue en fut dramatique. L’actrice Rosa Gulingen et son partenaire Armand Grétry étaient alors très célèbres pour leurs comédies romantiques assez mièvres. Le 6 juin 1960, Rosa mourut noyée dans sa baignoire, à l’Hôtel. Suicide ou forte alcoolémie, on ne sut jamais.

Nicolas Tèque est chargé par un producteur de retrouver sur place des éléments en vue d’un documentaire sur Rosa Gulingen. Lui-même possède des images filmées montrant les derniers moments de l’actrice, avant qu’elle se retire dans sa chambre ce jour-là. Mais se rendre à Reugny s’avère compliqué pour Nicolas. Car à Larcheville, dernière grande ville avant la frontière, un conflit social entraîne un blocage des routes. Il réussit à amadouer le leader syndical du groupe industriel Bating, dont une usine est menacée de fermeture. Il arrive néanmoins à Reugny. Pour se déplacer, il aura besoin des services du taxi de Sylvie – dont le mari camionneur Freddy est très jaloux, mais heureusement absent. À l’Hôtel du Grand Cerf, il pourra compter sur le témoignage de Thérèse et visiter la chambre intacte de Rosa. La mémoire de Léontine ne sera pas inutile à Nicolas, non plus.

Dans le même temps, des affaires criminelles agitent Reugny. Le vieux douanier Jeff a été assassiné et son domicile incendié. Jeff haïssait autant la population locale qu’il était détesté par elle. Il collectionnait les fiches sur tous les habitants, recensant leurs fautes diverses. Ce meurtre eut peut-être deux témoins gênants. D’abord Brice, le simplet de Reugny, bientôt éliminé par le tueur. Et puis Anne-Sophie, la fille de Thérèse, disparue depuis le meurtre de Jeff. Les battues menées par la gendarmerie ne donnent rien. Le seul policier disponible est à moins de deux semaines de la retraite. L’obèse inspecteur Vertigo Kulbertus n’a jamais brillé par son efficacité, encore qu’il soit plus futé que son physique pesant pourrait l’indiquer. Certes, il engouffre les repas copieux et boit sans modération de la bière. Mais il est aussi observateur, et attentif aux réactions de ceux qu’il interroge.

L’activité qui offre un peu de vie à Reugny, c’est le Centre de Motivation. Il a été créé par Richard Lépine, dans des bâtiments ayant autrefois appartenu à sa famille. D’ailleurs, il a racheté une grande partie des biens disponibles à Reugny. Ce qui explique que les gens d’ici ne lui soient guère favorables. Il dirige le Centre selon des règlements stricts, avec Élisabeth Grandjean qui fait figure de régisseuse, et du personnel local. Dont son protégé, le jeune Jack Lauwerijk, issue d’une famille de fermiers flamands. Vertigo Kulbertus ne tarde pas à sympathiser avec Nicolas Tèque, leurs enquêtes s’entrecroisant. Tandis que le policier cherche l’assassin, en profitant pour secouer un peu Richard Lépine, Nicolas récolte quelques indices sur Reugny aux archives de Larcheville. Mais c’est à Verviers que sœur Marie-Céleste possède les clés des origines de l’affaire…

(Extrait) : “— Je n’ai pas dit qu’il avait décidé de la tuer. J’ai dit qu’il l’avait tuée. Il lui a maintenu la tête sous l’eau pour ne plus l’entendre brailler. C’est juste une dispute qui à mal tourné. On ne m’enlèvera pas ça de l’idée. N’allez pas répéter ce que je vous dis à Thérèse. Elle les voit encore avec ses yeux d’enfant. Le couple parfait, la tragédie, la légende, pouah !

Les journaux de l’époque n’avaient pas fait état d’un désaccord sérieux entre les deux comédiens. On racontait qu’ils s’étaient séparés pendant quelques temps, qu’elle était partie seule en vacances, querelle d’amoureux. Mais Nicolas avait l’intuition que Léontine ne se trompait pas en disant que le couple traversait une crise qui devait le conduire rapidement à la rupture. Elle ne se trompait pas non plus quand elle témoignait de la violence des scènes où ils se déchiraient. De là à croire que Grétry avait noyé Rosa, il y avait un pas qu’il n’avait pas envie de franchir.”

 

Il n’y a qu’une quarantaine de kilomètres entre Bouillon, en Belgique, dans la vallée de la Semois, et Charleville-Mézières (nommée ici Larcheville), Sedan se situant au milieu du trajet. Cette précision géographique s’impose, pour bien comprendre que le territoire des Ardennes est transfrontalier. Et qu’il constitue sans doute une sorte de microcosme aux yeux de l’auteur, qui habite la région. Parfait prétexte pour décrire en détail un de ces villages ruraux où, malgré le temps qui passe, rien ne paraît avoir tellement changé au fil des décennies. Non pas que tout y soit figé, dans le paysage et dans la population, chacun y vivant un quotidien ordinaire. On s’y active à son rythme, sans frénésie ni précipitation. Nul ne tient à bouleverser cette normalité, même pas – dans le cas présent – le Centre de Motivation qui fonctionne sans remous extérieurs.

Par contre, les habitants de ces bourgades ont généralement de la mémoire. Ce n’est pas, comme le disent absurdement les citadins, que “tout le monde se connaît”. Mais certains faits d’hier se sont transmis entre générations, parfois déformés, et il subsiste souvent des témoins d’alors. C’est cette mémoire-là que Nicolas vient réveiller en enquêtant sur une histoire datant de quarante ans. Et quand, de son côté, le policier demande aux villageois de désigner anonymement leur suspect, tous n’en désignent qu’un, parce qu’il est associé à un passé trouble dans l’esprit collectif. Ah, le gros inspecteur Vertigo Kulbertus, un sacré personnage ! Élément comique de l’intrigue ? Bien sûr, on ne se prive pas de le caricaturer habilement, mais on verra qu’il est beaucoup plus subtil qu’en apparence.

Des décors réalistes, une belle galerie de protagonistes dont les caractères sont présentés avec justesse, deux enquêteurs astucieux fouinant dans ce petit monde d’aujourd’hui et d’hier, une noirceur tempérée par des sourires… Tels sont les atouts de l’excellent roman de mœurs qu’a concocté Franz Bartelt, autour de cet Hôtel du Grand Cerf.

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