9 Février 2015
Élève au collège Valdelosa, Soledad est âgée de douze ans. Une sortie scolaire conduit sa classe, sous la surveillance de sœur Esther, dans un ermitage à l'allure sinistre. Se sentant la trente-septième sur les trente-six enfants présents, Soledad s'imagine volontiers tel un fantôme. Elle s'éclipse du groupe, passe une porte, emprunte un escalier tortueux, arrive jusqu'à une pièce secrète et exiguë. Quatre étranges personnes sont réunies là assises, deux hommes et deux femmes. Soledad est acceptée comme témoin, tandis que chacun d'eux narre des histoires insolites.
C'est l'irritable M.Formes qui commence avec deux récits. Le premier raconte le cas de Gertrude Webber, une dame qui se pensait investie de l'esprit de Marie Curie. Cette dame consultait un psychanalyste de renom, Alfred Dobbin, qu'elle entraîna dans sa croisade contre une force qu'elle estimait maléfique. Le chaos qui s'ensuivit leur fit rencontrer l'Être qu'ils pourchassaient. Mais qu'ils ne pouvaient détruire, car il faisait partie de la nature. Dans le second récit, M.Formes évoque ses recherches archéologiques en Méditerranée avec le riche Grigori Fasev. Vénus ou Aphrodite, Astarté, Ishtar, Astaroth, le mythe de la beauté absolue les fascinait. Si M.Formes trouva un idéal en la personne de la belle Sophia, Grigori découvrit un vestige qu'il associa à la naissance de Vénus. Drôles ou émouvants, Soledad n'est pas sûre d'avoir compris ces deux contes.
Puis, c'est Mme Lefo qui entame une troisième histoire. Dans une soirée mondaine parisienne, entre art et orgie, on pouvait alors croiser un certain Roberto Lupino. Ce facétieux dandy avait un jeu favori, voler les petites culottes des dames dans les toilettes. Ce qui eut pour conséquence de causer la fureur de Mme Katharina Karsova. En effet, cette simple culotte cachait des secrets. Quand elle voulut la récupérer, le farfelu Lupino trouva l'occasion d'un chantage d'une perversité très particulière. Mme Lefo raconte encore l'histoire du jeune Lustucru, seize ans, adolescent sympathique mais un brin arriéré, vivant dans un petit village. Il semble être tombé amoureux d'une photo, celle de Jennifer Budoski, que l'on suppose être une star de Hollywood. Le pauvre est poursuivi dans ses rêves par cette obsession, qui finit par toucher toute la famille. Ces deux contes ont-ils un point commun, Soledad n'en est pas sûre.
C'est maintenant au tour de M.l’Évêque de Godorna de détailler une soirée entre actionnaires d'une florissante entreprise, à laquelle ce prélat fut convié. L'idée d'abandonner leur fortune pourrait-elle les effleurer un instant ? Ou restent-ils férocement jouisseurs ?… L’Évêque raconte aussi l'exotique aventure de Frances Fresh, américaine de treize ans. Puis vient la dame en blanc, Mme Win ou Mme Güín, qui narre ses propres contes. La pure Soledad pourra-t-elle le moment venu franchir le pas, et raconter aussi une histoire quelque peu malsaine ?…
Il ne s'agit ni d'un polar, ni d'un roman noir. L'auteur reprend le principe du “Décaméron” de Boccace, célèbre œuvre allégorique présentant des récits de débauche entre érotisme et drame. Dans une ambiance énigmatique, face à une ado, quatre protagonistes narrent des scènes déroutantes. À son âge, Soledad est sensible aux contes, s'avouant que “dans un conte, je suis qui je veux.” Faut-il tirer une leçon, une morale, de ces récits ? Ce serait comme créer son propre labyrinthe, dans lequel on risque fort de se perdre : “De son point de vue, chercher des explications aux contes est une autre énigme en soi. Elle s'est creusée la cervelle avec les histoires, elle s'en aperçoit maintenant et se trouve ridicule. "Nous créons parfois nous-mêmes les problèmes que nous tentons de résoudre", se rappelle-t-elle...”
En effet, chacun peut interpréter une anecdote, un récit authentique ou plus fantasmé, à sa manière. En tirer expérience à long terme, ou se contenter de sa réaction instinctive. Il y a quelque chose d'hallucinatoire, d'onirique, d'outré, dans tous les contes. On verra ici qu'un second récit peut s'insérer au milieu d'une histoire. La lecture permet d'exciter notre imagination, d'illustrer la fiction par nos images personnelles, d'éprouver des émotions. Le jeu, non dénué de philosophie, que propose José Carlos Somoza est bien celui-là. Qu'il soit sous doute un peu complexe n'empêche nullement d'y adhérer, avec un certain plaisir.