1 Août 2013
En Californie, le comté rural de San Rodrigo se trouve à vingt milles du Pacifique, et à une grosse cinquantaine de San Francisco. C'est à Pleasant Grove, treize mille âmes, que l'on trouve le tribunal et le QG de la police. Le vieux shérif Cucchinello est décédé depuis peu. Il était un peu corrompu, pas vraiment efficace. Son adjoint Joe Bain a été nommé par intérim, jusqu'au élections à venir dans quelques semaines. Ex-militaire ayant suivi des cours de criminologie, c'est un homme droit, loin des méthodes de Cucchinello. Sa femme l'a quitté il y a longtemps. Avec sa mère, Joe a élevé sa fille Miranda, aujourd'hui ado. S'il envisage de se présenter comme nouveau shérif, c'est plutôt son adversaire qui semble en bonne position. Lee Gervase, avocat sans clientèle, est soutenu par le Messenger, journal d'Howard Griselda. Son thème de campagne, c'est la modernisation de ce comté, encore trop campagnard. Le seul argument de Joe Bain est qu'il connaît bien son boulot.
Seize ans plus tôt, un odieux meurtre fut commis à Marblestone, dans la Fox Valley, dont est originaire Joe. Le 22 mai, la jeune Tissie (Teresa) McAllister fut violée et assassinée. Le coupable fut vite désigné. Fils de fermiers locaux, Ausley Wyett avait tout juste vingt-et-un ans. À son procès, cinq témoignages furent particulièrement accablants. Comme Wyett passait pour un peu simplet, on ne le condamna qu'à la perpétuité. On l'a enfermé durant seize années à la prison de San Quentin. Libéré voilà quelques jours, Ausley est revenu vivre dans la ferme de ses défunts parents. Ce qui contrarie la population d'ici, qui le tient toujours pour un criminel. Surtout, il adressé des courriers à ses cinq accusateurs. Quand certains d'eux s'en plaignent, Joe Bain ne peut que constater qu'il n'y a pas de menaces dans ces lettres. Les ex-témoins hostiles le trouvent bien trop complaisant. Néanmoins, Joe conseille à Ausley de se tenir tranquille, de ne provoquer personne.
Hélas, les décès suspects vont se succéder. Joe est témoin de celui du vieux Bus Hacker, chauffeur de bus retraité, victime d'une attaque cardiaque. Peu après, sa maison va être incendiée, mais Joe récupère les documents de son coffre-fort. Puis c'est Blankenship qui s'empoisonne en mangeant des champignons. Joe recommande la prudence aux trois autres ex-témoins hostiles. Les réactions de Willis Neff et de Cole Destin sont agressives, Oliver Viera se montre plus conciliant. Joe risque même une plainte contre lui. Sa secrétaire ne l'aidera pas : Mrs Rostvolt préfère Lee Gervase comme futur shérif. Quand l'irascible Neff est victime d'un accident de chasse dans un comté éloigné, Ausley Wyett se rapproche de sa fille Ellie. Il a toujours un alibi, mais reste suspect pour beaucoup de gens. Un accident sur une échelle va faire une quatrième victime. Une lettre posthume de Bus Hacker expliquerait bien des mystères...
Certes, ce titre est moins original que le merveilleux “Méchant garçon”. Toutefois, il ne faudrait pas minorer les très grandes qualités de cette histoire. C'est une intrigue dans les règles de l'art que concocta Jack Vance, un roman noir d'enquête tel qu'on doit l'écrire. Une vieille affaire ressurgit, des citoyens pas si honnêtes assassinés, un suspect principal, un policier à la compétence confirmée, ce sont là des bases solides pour un suspense de bon niveau. S'y ajoute une rivalité électorale, qui sert de moteur au shérif intérimaire afin de prouver sa valeur. Dans la meilleure tradition du roman noir, pour l'essentiel Joe Bain est seul face à la situation, le district attorney Paul Wentzman ne l'épaulant que sur la fin.
Décors et contexte ne sont pas sans importance. Cet imaginaire comté de San Rodrigo ressemblerait à la San Joaquin Valley, où Jack Vance vécut son enfance. Les descriptions sont réalistes et fines, montrant l'attachement des personnages (et de l'auteur) à cette belle région. Bien que l'intrigue se passe dans la décennie 1960, on a le sentiment que ça reste un portrait de l'Amérique “contemporaine”. Fêtes paroissiales, bistrots fréquentés uniquement par des habitués, meetings campagnards, rancœurs locales : on est certain que ces comtés ruraux existent encore, en version plus actuelle bien sûr. La traduction par Jacqueline Lenclud est très soignée, ce qui participe à cette tonalité d'aujourd'hui. Joe Bain est aussi le héros d'un second roman, “Charmants voisins”. Une version du projet d'une troisième enquête inédite (largement avancée) a été publiée dans un ouvrage de Jerry Hewett et Daryl F. Mallett en 1994, mais n'est pas paru en France, semble-t-il. “Un plat qui se mange froid” démontre que Jack Vance (1916-2013) fut aussi un excellent auteur de polars.